
La première
partie de l’ouvrage, « Les voix de la nature » (pp. 10-41), est
consacrée à une évaluation quelque peu impressionniste des origines de
la musique humaine. Pour donner un sens à sa place dans l’univers,
l’homme préhistorique aurait élaboré un mode de communication sonore
avec l’ordre naturel et « l’être supérieur » en exploitant notamment les
propriétés acoustiques des cavernes. Certains de ces sanctuaires
naturels seraient ainsi porteurs d’une « carte de résonance » comportant
des « nœuds », des « ventres » et des « portes » acoustiques. Selon
l’hypothèse développée par l’auteur, qui fait siennes les observations
et les conjectures de Iégor Reznikoff, c’est leur disposition qui aurait
déterminé la répartition des peintures pariétales, réalisées en
fonction des propriétés acoustiques des grottes. Elle prolonge plus loin
cette réflexion en notant que « les lieux sacralisés par l’homme sont
presque toujours des espaces de résonance privilégiés » (p. 47),
s’appuyant notamment sur l’exemple des cathédrales, où, selon les
principes d’une « science architecturale entièrement vouée au son », la
voix a cappella « outrepasse son émission naturelle pour s’élancer vers l’au-delà, en un défi qui rejoint celui de l’architecture » (p. 49).
« L’homme
va composer son empreinte sonore, marquer sa place dans l’espace ou
dans le silence » (p. 29) et inventer les premiers instruments d’une
musique aux propriétés essentiellement utilitaires et magiques :
sifflets de chasse en phalange de cervidés et flûtes en cubitus de
rapace de l’Aurignacien, ocarinas en coquille d’escargot, conques,
rhombes, racleurs et sonnailles du Magdalénien ; ces instruments
d’origine paléolithique semblent bien avoir eu une diffusion
universelle, et l’auteur note que leur pratique est demeurée vivace en
plusieurs régions du globe.
L'article complet sur: http://ethnomusicologie.revues.org/177
Les modulations de la nature
Le fond sonore sur lequel évolue
l'homme préhistorique regroupe une infinie variété de sons naturels jouant sur
l'émotion et développant son système acoustique dans des registres très larges,
allant du silence le plus profond aux fréquences les plus intolérables.
Reconstituer cet univers sonore revient à imaginer les cris de toutes les
espèces vivantes à l'époque du Paléolithique moyen (— 100000 à — 60000), dit Moustérien,
et le mode de vie des espèces humaines d'alors — Homo sapiens et Homo neandertalensis
—, puis au Paléolithique supérieur (— 40000 à — 10000), période que l'on divise
en étapes l'Aurignacien, le Gravettien, le Solutréen et le Magdalénien , où
survit le seul Homo sapiens sapiens. Les signaux propres aux différentes
espèces animales ont été, au cours de ces âges reculés, largement exploités par
l'homme, surtout par imitation pour l'approche du gibier. Le vaste registre des
cris et signaux utilisés par les animaux entre eux – alertes, intimidation,
cris spécifiques aux périodes de reproduction, menaces, etc. – les divers
chants et sifflements d'oiseaux, les crissements ou les bourdonnements
d'insectes, ajoutés aux bruits de l'environnement naturel : tonnerre, pluie,
feuillages agités par le vent, sifflement du vent, forment la toile de fond
sonore sur laquelle l'homme va composer son empreinte sonore marquer sa place
dans l'espace ou dans le silence.
C'est par les sons qu'il émet que
l'homme s'identifie, espèce parmi les autres espèces et groupe social parmi les
autres, puis individu au sein d'une communauté.
Suivant la nature, sa végétation et son relief vont se développer des fréquences
particulières propres à cet environnement : ainsi, un relief montagneux va
favoriser des sons très aigus portant loin d'un sommet à l'autre; d'où l'action
naturelle de siffler qui conduit à l'utilisation de sifflets instrumentaux,
produisant ces, fréquences élevées.
L'animal et le pouvoir du son
Parmi les instruments les plus
anciens dont on ait pu trouver trace dans des galeries datant de l'Aurignacien,
le sifflet en phalange de renne représente une étape décisive de la facture instrumentale.
Il s'agit de phalanges naturellement creuses - comme le sont les première et
deuxième phalanges des, cervidés et ovidés —marquées par des traces de morsures
animales; les trous auraient été soit agrandis à partir de ces morsures soit
percés de façon parfaitement circulaire en d'autres endroits. Des enquêtes menées
par les préhistoriens ont prouvé qu'il s'agit de perforations causées initialement
par des morsures de loup — l'ennemi naturel du renne— La transformation par la
main humaine de ces phalanges en sifflets implique un échange triangulaire
particulier entre l'homme, le loup et le renne, les deux premiers étant les
prédateurs du dernier.
Outre les possibilités de
communication qu'offrent de tels sifflets,
il faut considérer le comportement animal en relation avec ces sons sifflés. Selon
des expériences effectuées sur troupeaux de rennes à 1'aide de sifflets identiques,
faits d'une phalange de renne conforme au sifflet paléolithique ou à celui
encore utilisé par les Indiens du Nord -Ouest canadien. On a constaté que les
animaux s'immobilisent dans leur mouvement au premier sifflement émis; puis, en
réitérant cet appel plusieurs fois à quelques minutes d'intervalle, les animaux
se couchent et restent immobiles. En revanche, l'utilisation d'un sifflet de
police à roulette les fait fuir après une première immobilisation attentive.
Les analyses spectrales montrent que la fréquence du sifflet à roulette n'est
pas représentée par une ligne stable et rectiligne, comme dans le cas du
sifflet en os, mais par une ligne festonnée traduisant une ligne abaissée de
façon répétitive - selon le passage de la boule interne; cette non-stabilité du
son est perçue comme une menace radicale pour tous les animaux et la fait fuir.
Le pouvoir du son sur l'animal
apparaît évident à la lumière de ces expériences, tout comme la distinction
qu'il sait faire selon l'instrument utilisé et le mode de sifflement. Si un
brusque coup de sifflet suffit à mettre un animal en arrêt, attentif et sur la
défensive - c'est le cas pour l'ours et même le lièvre qui se dressent et
restent figés, ce qui permet au chasseur d'atteindre facilement sa cible-, un
appel prolongé et répété prive l'animal de tout instinct défensif. Cela se
vérifie surtout avec les cervidés, particulièrement sensible au pouvoir
émollient des sons : certaines fréquences agissent directement sur le système
nerveux de l'animal.
Les appeaux dont se servent les
chasseurs sont façonnés dans une matière animale précise, appartenant à l'animal
chassé ou le représentant de manière symbolique. Là intervient une forme de
magie qui tient de la relation entre les espèces, où le pouvoir du son, à
travers cet objet intermédiaire qu'est l'appeau ou l'instrument de musique,
joue un rôle universellement reconnu.
On peut évidemment imiter des
cris d'oiseaux ou d'autres animaux avec la bouche, avec ou sans l'aide des
doigts, mais l'interposition d'un élément symbolique, prélevé dans le monde
naturel et si possible émanant du corps de l'être invoqué, revêt un caractère
magique qui induit et souligne le lien tangible entre la nature, l'animal et
l'homme. Dans le cas du sifflet en phalange de renne, un autre acteur s'inscrit
dans cette relation plurielle ; le loup, qui a laissé sa marque gravée ou
percée dans l'os de sa proie.
Pour autant, toutes les phalanges trouvées sur des sites préhistoriques
et portant une perforation animale ne sifflent pas et toutes les phalanges
percées ne sont pas non plus des sifflets. L'examen montre que l'homme de
Néandertal comme l'homme de Cro-Magnon ont transformé quelques phalanges après
morsure par le loup, celui-ci ayant entamé la perforation. L'enfoncement de
l'os par morsure produit une entaille en cône, dont l'angle et la position
conditionnent la qualité du son; dans certains cas, la marque d'origine animale
n'a pas été reprise et le trou de jeu a été pratiqué ailleurs, dans un souci
d'une meilleure sonorité. Le son monte en fréquence quand on agrandit le trou
et dépend aussi de la longueur de la phalange.
Les sifflets de
Cro-Magnon
Le sifflement fait partie des moyens de communication les
plus anciens qui soient. Tout comme les oiseaux, dont le répertoire est d'une
infinie variété, certains peuples ont élaboré un langage qui, descendant de
celui de l'homme de Cro-Magnon, s'est perpétué jusqu'à nos jours. On le rencontre
encore chez les Wayapi de Guyane comme au nord du Caucase, aux Canaries comme
dans la langue basque. Siffler avec la bouche seule procède de diverses
positions des lèvres et de la langue par rapport aux dents et au palais, les
doigts ou les mains pouvant, suivant certaines positions, modifier les
intonations sifflées. Ainsi, il suffit pour siffler d'arrondir les mains en
coupe et d'y faire vibrer l'air émis par la bouche. La forme de la plupart des
sifflets se modèle sur cet exemple : ce sont des objets creux, tubulaires,
globulaires ou en spirale, contre le bord desquels on souffle en faisant vibrer
la colonne d'air ainsi émise. Les sifflets naturels produisent le plus souvent
un son unique qui varie selon l'angle d'inclinaison ou l'intensité du souffle;
si la taille s'y prête, on peut pratiquer un ou plusieurs trous, constituant
ainsi une flûte globulaire qui rendra de un à trois sons distincts. Même à
partir de l'émission d'une seule note par sifflet, il est possible, comme en
Afrique ou en Mélanésie, de combiner des rythmes ou des mélodies en élaborant
des timbres différents. C'est en coupant des bambous de différentes longueurs
pour en faire des sifflets de hauteur sonore distincte et en les rangeant par
ordre de grandeur qu'ont été conçus des échelles de notes et des instruments
tels que la syrinx ou l'orgue à bouche chinois.
À en juger par le nombre important de sifflets trouvés sur
des sites de fouilles archéologiques et de leur diffusion dans le monde, on
peut penser que cet instrument est l'un des premiers utilisés par les hommes de
la préhistoire. Depuis la fin du xix, siècle, de nombreuses collectes ont été
faites de phalanges de cervidés, antilopes, bouquetins, chamois, cerfs,
chevreuils, rennes - et également de chevaux datant de la plus ancienne période
du Paléolithique supérieur, (Aurignacien (- 40 000 ans), et que l'on retrouve pendant
tout le Paléolithique supérieur. La plus ancienne, appartenant à un bouquetin,
remonte au Paléolithique moyen (- 60000 ans), donc à l'homme de Néandertal.
Preuve a été faite qu'elles étaient essentiellement utilisées en tant
qu'instruments de musique et leurs qualités acoustiques, mises à l'épreuve,
révèlent un son aigu et pénétrant d'une grande qualité, certainement précieux
pour la chasse.
Le fait qu'aujourd'hui encore des os de volatiles soient utilisés
par certaines populations confirme l'usage de ces sifflets et met en évidence
la pérennité de cette pratique. Les Indiens Arapaho du Nebraska se servent de
sifflets similaires, en os de dindon sauvage, émettant deux sons distincts,
selon que l'on souffle dans l'une ou l'autre des extrémités; il s'agissait
traditionnellement d'un signal de guerre, soit pour l'attaque, soit pour la
retraite. Trois des os creux formant l'aile de l'oiseau servent de préférence
pour ces sifflets : l'humérus, le cubitus et le radius, ce dernier pouvant
faire usage de sifflet à ultrasons s'il est assez petit. Utilisé tel quel, l'os
peut être bouché à ses deux extrémités en pratiquant un trou latéral de jeu, à
moins que l'une des extrémités soit ouverte, si ce n'est les deux. Toutes
sortes d'autres fonctions peuvent se concevoir à l'aide de ces os conjointement
à la fonction musicale, selon la possibilité d'aspiration ou de soufflage qui
s'offre.
Certaines tribus indiennes d'Amérique du Nord, ainsi que les
Inuit de l'Arctique, utilisent un tuyau de plume naturellement creux comme
sifflet. Ce peut être des plumes de condor ou de cygne, plus ou moins longues
et de diamètre variable À côté de cet instrument naturel coexistent des sifflets
conçus à partir de conformations végétales dont on a tiré parti tant pour leur
capacité sonore pour leur aspect anthropomorphe : il petit s'agir par exemple
d'une fourche de bois ressemblant à un visage, dont les nœuds suggèrent des
yeux et les deux embranchements figurent des cornes dans lesquelles on a planté
deux plumes. On se sert de cet instrument improvisé en soufflant dans la
branche principale, les deux plumes se trouvant tuyau vers le haut, selon la
même technique que pour souffler dans la plume seule.
Bien d'autres matières peuvent entrer dans la composition d'un
sifflet de la pierre naturellement perforée aux noyaux de fruits séchés ou aux
roseaux et bambous sectionnés
selon des longueurs diverses ou aménagés avec un dispositif
interne.
Les coquilles d'escargot, percées d'un trou plus ou moins
circulaire et faisant fonction d'ocarina, se jouent en modifiant l'ouverture de
la bouche de la coquille pour obtenir plusieurs sons.
(...)
La pratique de cet aérophone fait d'une coquille d'escargot commun le petit-gris,
survit de nos jours en Poitou.
[...]
Le rhombe, instrument avec lequel l'on fait vibrer l'air
alentour. Le son produit par chaque instrument dépend de la taille de celui-ci,
du matériau employé, mais également de la vitesse de rotation. Généralement
pisciforme, il peut être ovale, en losange ou en forme de pale. La condition de
bonne rotation de cet instrument est sa minceur. Si d'autres objets de même
forme, comme les pendeloques, peuvent être confondus sur les sites de fouilles
avec des rhombes, c'est cri expérimentant leur aptitude à la rotation et au
vrombissement – en façonnant un fac-similé rigoureusement identique tant par
sa forme que par son matériau et en utilisant pour ce faire des outils
rudimentaires employés à la même époque – que l'on obtient la preuve de l'usage
essentiellement sonore de ces objets.
Les bords souvent effilés de ces instruments peuvent être
également crantés, ainsi qu'il apparaît dans plusieurs cas. On se trouve
parfois aussi en présence d'un décor sur le limbe, différent des signes
géométriques gravés ou des encoches marginales : certains rhombes portent un
décor animal ou humain assez raffiné dans sa représentation, comme des cervidés,
des bisons ou des aurochs – c'est le cas pour les rhombes de l'abri Morin et du
Lortet.
Le passage du lien se fait soit par un simple trou, soit
sur un renflement à l'extrémité de la pale, également percé. Aucune de ces
cordelettes n'a bien sûr survécu au temps. Mais les recherches menées pour
déterminer la nature de cette corde font penser que sa facture compte plus
encore dans la rotation que la forme précise du rhombe; ainsi, la façon de
tresser deux liens ensemble paraît avoir une incidence directe sur le son. En
rapprochant cette pratique de celle que l'on retrouve couramment chez les Eskimo
et les Inuit, on peut imaginer que l'usage de tendons d'animaux étirés et
tordus en guise de liens et de cordes était une technique utilisée au paléolithique,
en particulier dans le cas du rhombe. Le vrombissement produit, qui dépend de
la dimension et de la forme du rhombe, résonne de façon particulièrement impressionnante
en caverne. La voix basse des pales de grand format imite ainsi étrangement la
tessiture du meuglement du bison ou de l'aurochs (environ 35 hertz). D'autre
part, le tournoiement imprimé à la pale anime par effet cinétique son décor,
qu'il soit géométrique ou figuratif, donnant à ces motifs une vie qui allie au
son l'image en mouvement.