Ma première rencontre avec Lance
Henson a lieu dans un théâtre lyonnais,
le 19 janvier 1998. Sollicitant le poète cheyenne pour la dédicace de son livre
Une soudaine solitude, je lui confie le
parallèle que m’inspirent les origines amérindiennes
de ma jument pie avec le fait qu’après-guerre la France exsangue importait, par
bateaux entiers, ces chevaux sauvages et tâchés à destination de ses abattoirs.
L’homme hoche la tête avec gravité.
Déjà sur la photo, en couverture du
livre, le sourire confiant qui détend ses traits ne parvient pas à effacer la
tristesse de son regard sombre. Au-delà de l’apitoiement, j’y lis
cinquante-quatre années d’impuissance à secourir.
Après un instant de réflexion, ou de
soudaine solitude, Henson signe : « Dans l’espérance pour notre mère la Terre. »
Je pense à ma propre mère, morte d’un cancer il y a deux mois, jour pour jour ;
à cette monstrueuse ruée vers l’or où le peuple de Colomb court comme un poulet
auquel on a tranché la tête. Trop tard ! Nous sommes tous Américains !
La même nuit, en voiture, lors de
mon retour chez moi dans les monts du Lyonnais, j’ai laissé le livre totémique sur
le siège passager, ouvert sur des mots peu habitués à l’encre et au papier. Je
les lis à voix haute pour les apprivoiser : «Na tsistsistas» évoque le
crissement d’un grillon. Allongée à l’arrière, ma chienne berger ne se redresse
pas pour répondre.
Arrivé, je fais un détour par mon
pré. Le mont Popey offre ses flancs boisés au vent du sud. Je m’approche de la
barrière. Mes deux juments viennent à ma rencontre. L’air est
froid et humide. Je prends une profonde respiration en levant la tête. C’est la
Voix Lactée qui donne au ciel son impression de voûte. C’est notre galaxie.
Bien avant que l’astronomie moderne ne le confirme, les Cheyennes désignaient
en elle, Mahéo, le grand créateur.
Je me surprends à le prier de me
garder sain.
J’ai arraché le gui de vieux
pommiers et les ai élagués. Il me reste à brûler le bois. J’envisage de planter
une haie de noisetiers et, au printemps, d’amener ma jument pie à l’étalon...
Cette nuit-là, je ne m’explique pas une soudaine sérénité. Elle me fait
murmurer à l’oreille des chevaux : « na tsistsistas/na shi neh /na piva mohk da
/na shi neh. (Je suis un être humain / je suis là / je me sens bien / je suis là).»
En préambule d’une autre lecture
dans la région, en octobre 1999, Henson déclare : « Je ne suis pas capitaliste.
Je ne suis pas communiste. Je ne suis pas Américain. Je ne suis pas Indien :
les Indiens vivent en Inde. Je suis Cheyenne... Je vous sa lue au nom de la
nation cheyenne...»
Ce jour-là, lors de notre seconde
rencontre, je lui parle de mon souhait de créer une « cabane d’éditions » et de
le publier. J’ai beau me définir en résistance contre les excès d’une économie
qualifiée trompeusement de mondialisation libérale, j’ai conscience que ce
n’est pour lui qu’un discours.
Lance a tenu sa promesse de
m’offrir, d’ici deux mois, une poignée de poèmes inédits. Quant à moi, à la
manière de Coyote, cet esprit espiègle qui tire les ficelles derrière le voile
des apparences, faisant surgir l’irrationnel, ou du Farceur
(trickster), autre figure de la culture
amérindienne, j’ai choisi de les publier sous le titre ironique de : NOUS
SOMMES TOUS AMERICAINS ! (en écho à un festival international de poésie à Paris
où, invité, Lance raya sur l’affiche la mention « Américain » accolée à son
nom, pour inscrire Cheyenne à la place.) La mauvaise blague ! Dieu, merci,
Lance Henson est là pour témoigner du contraire inlassablement. C’est tout le sens
de sa mission de Guerrier du Chien : préserver la mémoire tribale et celle des
peuples frères, même si –comme le chanta Antilope
Blanche avant d’être assassiné à Sand Creek, en 1864 – « Rien ne dure
longtemps, excepté la terre et les montagnes.»