Les 10 valeurs primordiales des Kogis
Les Kogis accordent une grande importance à la mémoire. Mémoire des
règles sociales du groupe, mémoire des évènements auxquels s'est trouvé
confrontée la communauté, mémoire des conséquences sur le groupe, et
mémoire de la plus juste manière collective d'y répondre. “ La mémoire,
disent-ils, c'est comme les yeux qui sont faits pour voir. S'ils se
ferment, tout devient obscur. ” Pour eux, cette mémoire ne peut pas être
écrite. Elle doit être orale, portée par les membres du groupe.
Écrite, elle se dissocie des hommes et perd de son efficacité. À chaque
fois que Gentil et moi échangeons avec les Kogis sur les projets en
cours, nos amis passent de longues journées à analyser nos propos, pour
pouvoir les comparer à une situation analogue, vécue hier par la
communauté. C'est en fonction d'un ensemble d'expériences similaires,
gardées en mémoire par le groupe, que sont proposées et décidées les
réponses futures.
Pour éviter tout risques de déséquilibre et canaliser les conflits, les
émotions, les Kogis passent beaucoup de temps à parler. Lorsque l'on
arrive dans un village Kogi, dans l'obscurité de la Nuhé (temple), il
faut expliquer pendant de longues heures qui l'on est, d'où l'on vient,
avec quelles intentions. Moment privilégié d'écoute, de partage,
expérience forte qui permet de réguler les tensions, d'exprimer les
émotions et de nourrir la relation sociale. À trois, en famille, en
groupe, la parole a une vertu apaisante et régulatrice. Les mots
guérissent les maux. De la nécessité de relations interpersonnelles
fortes, harmonieuses, pour nourrir un tout social en permanente
recherche d'équilibre. Sociétés holistiques, les sociétés racines tirent
leurs règles sociales et politiques d'un lien fort avec le vivant, le
milieu naturel dont ils dépendent pour leur survie.
Dans la société Kogi, agir ensemble est compris comme un indicateur de
la qualité des relations sociales. Ainsi, la construction collective
d'un pont ou d'une hutte va-t-elle refléter les qualités relationnelles
du groupe. À l'inverse, il peut être demandé à un groupe dont les
membres entretiennent des relations difficiles, de réaliser un travail
collectif, pour les amener à s'apaiser. L'action ne peut se concevoir
sans la pensée, ni la pensée sans l'action, l'un reflète la qualité de
l'autre. Toute action, tissage, construction, décoration, reflète la
qualité des relations aux autres et au monde. Dans une telle société, la
pauvreté n'est pas imaginable. La solidarité est une condition de
survie.
La notion d'équilibre, différente de l'immobilisme, palpite au cœur de
la société Kogi. Équilibre de chacun avec soi-même, avec les autres,
avec le monde. Il n'y a pas vraiment de concept de bien et de mal, mais
plutôt de plus ou moins grande justesse : ce qui peut être juste dans
une situation donnée, peut s'avérer totalement inadapté dans une autre.
L'équilibre se vit notamment dans les relations que les Kogis
entretiennent avec la terre : si ces relations ne sont pas justes, les
récoltes seront mauvaises, les parents ne pourront pas nourrir leurs
enfants, ni satisfaire leurs obligations sociales d'échanges et de
réciprocité. L'injustice et le déséquilibre risquent alors de pénétrer
leur univers. Tout le travail que tentent (parfois désespérément) de
mener les Kogis vise à essayer de maintenir ou de rétablir l'équilibre
du monde, que nos modes de fonctionnement déséquilibrent gravement. “
Ceux qui enlèvent le pétrole, le gaz ou le charbon, dit Mamu Marcello,
ne comprennent pas ce qu'ils font : une hémorragie qui vide la terre de
sa force. C'est comme enlever les minéraux d'un corps ; ça provoque des
déséquilibres, le corps devient fragile et les maladies surviennent. Les
petits frères ne comprennent pas les déséquilibres qu'ils sont en train
de provoquer. ”
Le temps cyclique appelle la recréation du monde, contrairement au temps
linéaire qui fige et établit une échelle de valeur entre un hier
dépassé et un demain meilleur. Liée au vivant, dont elle tire ses règles
collectives de fonctionnement, la société Kogi célèbre chaque année le
retour de la vie, l'existence d'un cycle vital de naissance de maturité
et de mort. Dans ce temps cyclique, les étapes fondamentales de la vie
individuelle ou collective sont marquées par des rituels, une cérémonie
spécifique, qui par le biais de l'expérience partagée permet
l'intégration et la construction identitaire de chacun Le temps cyclique
permet en outre à chacun de faire sa propre expérience du monde, dans
le cadre de règles incarnées par les anciens. Il s'agit de permettre à
chacune des générations d'en faire l'expérience et donc d'ouvrir son
champ de conscience. Chez les Kogis, tout est conscience, ce qui demande
une vigilance de tous les instants.
Nous avons demandé à Casimiro, un jeune Kogi, âgé sans doute de dix ou onze ans, quel était son rêve. Sans hésiter, les jambes bien fichées dans le sol, un grand sourire
traversant son visage, il nous a répondu : “ Je rêve d'être Kogi, de
savoir cultiver la terre, de construire ma maison et de protéger ma
famille. ” Les peuples racines sont toujours situés quelque part, ils
appartiennent à un lieu et en portent l'identité. Si vous demandez à un
Kogi qui il est, il vous répond toujours : “ Nous sommes Kogis,
habitants de la Sierra Nevada de Santa Marta. ” On est Touareg avec une
culture, une identité, un savoir vivre adaptés au désert. On est Inuit
parce qu'on vit dans un espace-temps polaire. Le contexte naturel,
exigeant, diversifié à l'infini, forge les identité, nourrit les
cultures dans leurs richesses et leurs multiplicité. Elle oblige à la
vigilance, à la solidarité, au dépassement de soi vers l'autre, le
monde, question de survie.
“ Pour nous, dit Mamu Marco Barro, la nature est comme vos livres : tout
y est écrit. Les petits frères nomment des chefs, des capitaines, mais
ils se font la guerre, ils se tuent, se disputent en permanence.
Pourquoi ? Parce qu'ils vivent seuls, sans règles partagées. Essayez de
comprendre que la mère-terre est à la fois l'énergie et l'équilibre. Si
nous ne respections pas ses règles, nous devenons tels des enfants
perdus. Chacun s'invente ses lois et le chaos s'installe. Nous pensons
que la maladie est une forme de punition, qui nous dit que nous n'avaons
pas respecté les lois de la nature. Nous devons écouter les voix de la
nature. ” Contrairement à nos sociétés modernes, les sociétés racines
n'ont jamais effectué de rupture avec le vivant. Elles se considèrent
comme une composante parmi d'autres du corps vivant qu'est la terre.
Cette relation privilégiée, vécue au quotidien, leur permet
d'appréhender le monde comme un grand écosystème dont leur système
politique et social est un prolongement. Leur stupéfiante connaissance
des interdépendances entre espèces leur permet de refertiliser des
terres considérées par les autres paysans comme définitivement stériles.
Haut et bas, inspiration et expiration, nuit et jour, féminin et
masculin ne sont que différentes versions des deux dimensions de la vie
dont l'alternance et l'association harmonieuse permettent la création.
Cette approche essentielle de l'existence est explicitement manifestée
dans de nombreuses activités quotidiennes des Kogis. Ainsi, lorsque les
hommes tissent leurs vêtements, ils viennent s'asseoir devant le métier à
tisser, symbole du monde et de sa dualité. La partie avant du tissu
représente le jour, la partie arrière la nuit, quant à la navette, c'est
le symbole de l'être humain et de sa capacité à relier les contraires
pour créer. Les vêtements que portent les Kogis reflètent la qualité de
leur relation avec le monde et leur capacité à identifier et à faire
fructifier la dualité du monde.
Dans les société racines, le pouvoir de l'un des membres du groupe sur
l'ensemble de la communauté est perçu comme un risque, une menace de
désintégration et de déséquilibre. De fait, la société Kogi est une société sans chef. Le
pouvoir s'y trouve dilué et repose entre les mains de tous. C'est une
société participative, régime d'assemblée où personne ne décide au nom
des autres. C'est dans la nuhé, le temple, que sont prises les grandes
décisions concernant la communauté. “ La Nuhé, dit Mamu Antonino
Dingula, est comme un père ou un grand-père : dans son ombre, on ne peut
pas se disputer. On y vient pour discuter de choses importantes.
Pendant que les hommes discutent entre eux dans la nuhé masculine, les
femmes font de même dans la nuhé féminine. Tout s'y passe toujours dans
le noir et pendant le temps nécessaire (éventuellement plusieurs jours)
pour que toutes les énergies soient régulées. C'est notre façon de
maintenir l'équilibre au sein de la communauté. ”
Selon les Kogis, c'est “ Aluna ” - la pensée, l'âme, l'énergie... - qui
aurait créé des formes différentes pour chacune des expressions du
vivant. Chacune de ces expressions possède sa propre Aluna, capable de
communiquer avec celles des autres. Tous les êtres vivants ont une
pensée, une force spirituelle qui dynamise la vie. Sans “ Aluna ”, le
corps n'est qu'une matière inerte dont les éléments naturels
interagissent chaotiquement les uns avec les autres, avant de pourrir et
de disparaître. Les interactions entre la pensée/énergie Aluna et la
matière créent une autre force, que les Kogis appellent “ Seiwa ”. Les
enfants sélectionnés pour devenir Mamu s'engagent dans une initiation de
plusieurs années. Menée intégralement dans l'obscurité, leur éducation
vise à les faire entrer en relation avec l'esprit de chaque chose. Ils
ne connaîtront pas la mer physiquement, mais par son esprit. Ils ne
connaîtront pas le jaguar, sauf en esprit. Lorsque l'enseignement prend
fin, le Mamu qui a accompagné son élève sur le chemin du savoir peut
alors prononcer la phrase rituelle : “ Tu as appris à voir à travers
les montagnes, à travers le cœur des hommes, tu as appris à regarder
au-delà des apparences. Maintenant, tu es un mamu. ”
• Deux livres d'Éric Julien : Le Chemin des 9 mondes et Kogis, le réveil d'une civilisation précolombienne , éd. Albin Michel, collection Clés.
• Éric écrit actuellement le troisième tome de cette saga, toujours pour la même collection.
Tchendukua - Ici et ailleurs , 11 rue de Jarry, 94300 Vincennes, 01 43 28 48 92 - [-> www.tchendukua.com]
Les Indiens kogis - La mémoire des possibles , sous la direction d'Éric Julien et Muriel Fifils, préface de Jean-Marie Pelt, éd. Actes Sud.
Eric Julien, qui aide les Indiens Kogis à racheter les terres de
leurs ancêtres, réalise un rêve : présenter côte à côte, dans un album
photo, des paroles de ses amis des montagnes colombiennes et des textes
d'auteurs occidentaux (Thierry Janssen, Gilles-Éric Séralini, France
Schott-Billmann et treize autres), sur tous les sujets qui comptent :
agriculture, éducation, santé, musique, arts, travail, coopération... Un
document magnifique.
esprit shaman
Kogis